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"SANS LA LIBERTE DE BLÂMER, IL N'EST POINT D'ELOGE FLATTEUR" (Beaumarchais)
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18 septembre 2008

SENEGAL: L'ETAT, LA SOCIETE ET L'INEXPERIENCE DE LA DOULEUR

Dans son poème dramatique Chaka, Léopold S. Senghor fait dire au devin Issanoussi : « Le pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus cher.»

Depuis son indépendance, le Sénégal produit une contradiction profonde entre son statut de « modèle démocratique en Afrique » et l’allergie de ses dirigeants successifs au désir de jouissance absolue de libertés démocratiques par les citoyens. Les répressions répétées de toutes les formes d’expression de ces libertés (marches publiques, grèves de syndicats, d’étudiants, etc…), les arrestations et agressions contre les leaders politiques (Mamadou Dia sous Senghor, Abdoulaye Wade, Landing Savané, Ousmane Ngom sous Abdou Diouf, Talla Sylla, Amath Dansokho, Moustapha Niasse, Abdourahim etc … Agne sous Wade), les atteintes à la liberté de la presse (saccages d’installations de presse, emprisonnements et la brutalisation des journalistes) etc …, représentent un échantillon de ces ratés qui concourent à approfondir le fossé du passif démocratique qu’il faudra un jour solder. Chez des peuples dont on célèbre la maturité de la démocratie, ce passif a été soldé par ce qu’il nous convient d’appeler « l’expérience de la douleur purificatrice ».

En effet, tout au long de l’histoire de la sédentarisation des peuples et de l’institutionnalisation de leurs droits, la formation  d’Etats démocratiques a connu des cheminements marqués d’une succession de moments de léthargie, d’éveil, de doutes, de remises en questions, de construction, de déconstruction et de reconstruction. La solidité des fondements des Etats qui sont aujourd’hui présentés comme des références parfaites de démocratie (USA, France, Canada, Grande-Bretagne, etc…) est le solde de la neutralisation entre expériences heureuses et malheureuses, voulues ou subies. Pour parvenir au consensus permettant la fixation pérenne de fondamentaux juridiques et politiques, piliers de la pacification définitive de leurs sociétés, ces Etats ont vécu un processus de démocratisation qui a transité par des épisodes de douleur et de sang. Dans ces milieux, les instituions démocratiques, le jeu équilibré de la pratique du pouvoir politique, les principes d’Etat de droit, de justice ainsi que ceux de liberté et d’égalitarisme ayant présidé à la constitution et à la sacralisation de l’idée de nation ont été obtenus dans un cadre de confrontations cycliques au cours desquelles les différentes étapes, passives et/ou violentes, se sont relayées jusqu’à ce que la formule consensuelle du modèle démocratique idéal soit stabilisée. Les expériences à travers le monde démontrent que la démocratie est une science qui a besoin d’avancer par erreurs assumées et rectifications décomplexées. C’est de la sorte que chaque société libre et démocratique a sédimenté son socle, c’est à dire par sa capacité mémorielle à replonger dans son référent historique sanglant, afin de revisiter les fondements de son identité actuelle et de pouvoir prudemment évaluer les conséquences de ses itinéraires prochains.

Si les Etats-Unis d’Amérique sont ce qu’ils sont, de par l’attractivité et la vitalité de leur démocratie, ils le doivent à la guerre d’indépendance ou révolution américaine (1775-1783) et la Guerre de Sécession (1861-1865). Ces deux événements référentiels et fondateurs de leur histoire leur servent de background chaque fois que certains éléments sont tentés d’envisager un autre tournant à la nation américaine.

La guerre d’indépendance, du point de vue de la symbolique de la formation de l’originalité de la nation américaine est beaucoup moins significative que la seconde. Dirigée contre un adversaire exogène, cette guerre était une lutte de libération contre la couronne britannique dont l’Amérique était une colonie. Elle n’est donc qu’une expérience d’autonomisation de l’Amérique en tant qu’entité géographique, territoriale et juridique qui ambitionne sa libre administration, comme beaucoup de pays en ont connu à travers le monde.

En Europe, le fondement démocratique de la France ne peut être envisagé en dehors d’une re-contextualisation des aspirations populaires ayant conduit à la révolution française de 1789. La constitution de 1958, qui a inspiré celle du Sénégal, reprend, dans son préambule, les acquis sociaux, politiques et juridiques majeurs issus de cette expérience sacrificielle de l’auto-flagellation sanglante d’un peuple par lui-même et condensés dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « Tous les hommes naissent libres et égaux en droit… ».

En Afrique, l’Afrique du Sud, depuis 1990, prend appui sur le passé de son Apartheid pour les besoins de sa refondation sociétale. Le « pèlerinage » mémoriel des Sud africains dans ce triste référent de leur histoire légitime la définition d’invariants comportementaux auxquels le nouvel Etat sud africain et ses dirigeants sont désormais appelés à se conformer en vue d’inspirer et de mettre en œuvre l’idéal qui inspirait Nelson Mandela, celui d’une « société juste et équitable dans laquelle tous puisent vivre en harmonie et jouir ensemble de chance égale ».

Dans la sous-région, le Mali a connu son référent refondateur en 1992. L’intermède militaire du Colonel Amadou Toumany Touré (ATT) qui a relayé le face à face sanglant entre les élèves-étudiants et le régime du président Moussa Traoré a permis une véritable relance du projet démocratique de ce pays. Alpha Oumar Konaré, premier président élu de cette ère ATT a consolidé la démocratie malienne par son inclinaison devant les acquis normatifs issus de ce contexte post-expérience de la douleur.

Le Nigeria de l’ère Abacha sert de modérateur au Nigeria post-Obasanjo. L’histoire de ce pays est marquée par des cycles de remises en cause violentes du processus de démocratisation. De 1960 à 1998, l’Etat a connu, au moins six (6) expériences violentes d’alternance de régimes au pouvoir. Sous son régime, le Président Obasanjo, ayant constamment à l’esprit ce passé d’expériences de la douleur, s’est attelé à refouler en lui tout instinct de conservation du pouvoir au-delà du délai légal imparti par le peuple.

Dans un tel schéma synchronique, où la capacité de réinvention d’un Etat démocratique réside dans la fixité, au cœur de la mémoire collective, du souvenir permanent d’un événement historique qui a marqué douloureusement les esprits, le Sénégal peut-il encore être considéré comme un modèle ?

La virginité par rapport à tout référent historique refondateur ne permet pas de poser objectivement de nouveaux idéaux et d’envisager un autre format de la société, du projet républicain, de l’Etat, de son « mental » et de ses institutions.

L’exception sénégalaise flatte une naïveté qui, elle, procède du compliment de « modèle démocratique en Afrique » que lui adresse, tous les vingt (20) ans, la Communauté internationale. Ce compliment est tiré moins de la consistance et de la garantie démocratique de la structure de l’Etat que de la personnalité des leaders qui ont, jusqu’ici, été chargés d’animer cette structure. En 1980, la transmission volontaire du pouvoir à Abdou Diouf par le Président Senghor a été saluée comme un acte de courage politique et démocratique. Or, cet acte était plus la conséquence des méditations métaphysiques et solitaires d’un homme de sagesse lassé par le pouvoir temporel qu’une traduction rationnelle d’une procédure démocratique pré-établie (pas besoin de revenir ici sur la modification de l’article 35 de la constitution qui a permis à Abdou Diouf, Premier ministre, de succéder à Senghor). Il a donc suffit d’une petite allocution radiotélévisée du poète-président rendant publique sa démission en décembre 1980 pour que les vingt ans d’un régime, jalonné d’épisodes parfois très répressifs (l’affaire Mamadou Dia de 1962, Mai 68…), soient passés à la lessive par l’opinion publique internationale. Place à l’ouverture « démocratique » sous Diouf.

Le 19 mars 2000, la reconnaissance téléphonique de sa défaite par le Président Diouf réconforte une nouvelle fois le monde sur l’inflexibilité de la trajectoire démocratique du Sénégal. Le courage dont a fait montre le candidat sortant pour offrir une bifurcation élégamment démocratique à la linéarité politique du pays permet de verser un deuxième compliment de « modèle démocratique » au compte du Sénégal. Après la passation des pouvoirs le 03 Avril, Abdou Diouf a fait route pour l’aéroport, la nuit tombait sur le Sénégal. Derrière lui, 40 ans de socialisme sans interruption. On voit donc qu’il a encore suffi à Abdou Diouf d’un coup de file de « félicitations » à son adversaire pour éponger, à son tour, 20 ans de démocratisation molle, de refus d’alternance politique et d’épisodes peu commodes en démocratie : arrestations d’opposants politiques, répressions de contestations populaires, emprisonnements de syndicalistes, containment de la liberté d’expression etc…

Du nouveau président, le peuple exigea impatiemment le relèvement rapide de quelques défis : Lutte contre le chômage, la corruption, assainissement des finances publiques, meilleure gestion des ressources publiques et leur juste redistribution sociale, garantie des droits fondamentaux et des libertés individuelles, une bonne école publique pour tous, promotion de la bonne gouvernance etc… Mais le Président Wade pourrait lui aussi saisir un moment opportun de son mandat pour poser un geste démocratiquement grand aux yeux de la communauté internationale et ainsi  pouvoir passer l’éponge sur tous les tacles portés contre l’Etat de droit depuis 2000. La démocratie sénégalaise est donc la prouesse humaine d’un instant, et non ce que l’on fait tous les instants. Les périodes hors élections sont des intermèdes où tout est permis. La feinte de dernier moment qu’ont servie les présidents Senghor et Diouf, et que servira probablement Wade, ne constitue qu'un anesthésiant qui accroît la naïveté collective sur le mythe de l’exception démocratique du Sénégal en Afrique. En réalité, c’est au moment où ils étaient profondément lassés par le pouvoir (2O ans chacun) que les premier et deuxième présidents ont pensé à signer l’acte de naissance de leur stature démocratique en se disant, peut-être : « Oui, cette fois-ci, ça suffit, j’en ai marre, je m’en vais ! »

A son arrivée, le Président Wade a institutionnalisé le droit de marche comme principe démocratique à valeur constitutionnelle.

La conquête de droits par la marche, c’est idéal et grandissant. Il n’y a qu’à penser à Gandhi, à Martin Luther King. Mais la marche n’a de sens que dans des sociétés à démocratie fortement sédimentée. Chez ces dernières, elle a une portée dissuasive et préfigure, pour les gouvernants, un avant-goût de ce que pourrait être la dimension quantitative de la colère du peuple s’ils n’arriment pas leurs choix politiques du moment sur les aspirations populaires jusque-là pacifiquement exprimées. Sous cet angle, la marche est une version civilisée des barbarismes et anarchismes qu’occasionnèrent les absolutismes monarchiques durant les siècles derniers (style Louis XIV en France).

Si le Sénégal n’a jamais connu d’absolutisme monarchique, il a toujours été constamment en proie à la patrimonialisation absolue de l’Etat. De Senghor (1960-1980) à Wade (2000<) en passant par Diouf (1981-2000), le modèle démocratique sénégalais est resté le même : un refuge peu protecteur. Aucun formalisme par voie de droit n’est à même de permettre une avancée matérielle du projet démocratique d’ensemble. Et pour causes : élections à la transparence douteuse, fragilité de l’architecture constitutionnelle, (in ?)-dépendance de la justice, corruption dans l’administration publique, inégalité des citoyens devant le service public, constante remise en cause des libertés fondamentales etc… Ailleurs, contre ces anomalies des républiques, l’expérience de la douleur sacrificielle a permis de faire bouger les choses. Or, depuis 1960, les Sénégalais n’ont jamais eu vraiment peur, ni souffert par sacrifice patriotique, ni leurs gouvernants n’ont été suffisamment effrayés dans leur pratique du pouvoir. Le mardi 08 avril 2008, un homme s’incruste au sein de l’Assemblée Nationale et déploie à l’intention des députés, en plein examen d’un projet de loi, un sac vide sur lequel était écrit ce message : « le peuple a faim » ! L’acte de ce « révolté » pacifique qui a eu « tord » d’exprimer en solitaire un cri populaire devant les représentants de la nation, marquerait, ailleurs, le point de départ d’un rapport frontal entre Bas Peuple et Haut Peuple. Car ce qui est symbolisé par ce cri écrit, c’est une profonde demande populaire d’une remise à plat d’une vielle politique systémique qui a brillé par l’accentuation de la classification de la société entre  Sénégalais bling bling et Sénégalais badolos.

Si le Sénégal s’extasie d’une exceptionnalité naïve qui a montré ses limites, cela tient au fait que, originellement, l’enfantement de la souveraineté du pays ne s’est pas faite dans la douleur comme dans d’autres anciennes colonies françaises. Le Sénégal indépendant est né de la rhétorique amiable d’une élite politique portée par un homme (Léopold Sédar Senghor) et du consentement juridique d’un autre (le Général Charles De Gaulle). Depuis lors, sur le chemin de sa construction endogène, aucun événement populaire douloureux n’a été posé pour servir de base à la sacralité des principes démocratiques devant présider au destin collectif et de régulateur au comportement des dirigeants et des citoyens. L’absence d’un tel référent historique explique la banalisation des institutions de la république par les uns et la relativisation du civisme par les autres. Il manque ce référent de la douleur comme les Ivoiriens ont le leur aujourd’hui, comme les Sud africains, les Nigérians, les Maliens, les Français, les Américains en ont eu dans leur histoire.

Le binôme déconstruction-reconstruction est un mal nécessaire lorsqu’un peuple sombre dans un parcours « wiri wiri » (tourner en rond) qui l’empêche de savoir réinventer son esprit et son destin afin de mieux se re-propulser dans le temps. Elle est l’occasion expiatoire de souffrir physiquement et durement, mais une seule fois, pour en finir avec toutes ces rampantes petites souffrances morales nées de ces hachures de la société sénégalaise où l’Etat est d’un côté avec ses certitudes, le peuple de l’autre avec ses inquiétudes, la république, nulle part. Ce n’est qu’à l’issue des Etats généraux qui suivent généralement toute expérience de la douleur et du sang que le pays pourrait espérer entrer dans une nouvelle ère où sera posé le choix définitif de l’option démocratique (assise constitutionnelle, institutions stables, neutralité de l’administration publique, séparation effective des pouvoir etc …) et clarifié, le rapport entre l’Etat et les différentes réalités sociétales (confréries religieuses, chefferies traditionnelles et coutumières, groupements économiques etc …).

ALASSANE MAMADOU NDIAYE

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